Méthode et philosophie

« L’espace-entre » devient un espace de jeu. On l’explore, on le modifie, on le réorganise, on l’invente.
Yuval Pick

Depuis le début des années 2000, Yuval Pick a créé plus d’une vingtaine de pièces chorégraphiques. Leur écriture s’appuie sur une matrice ou méthode, dénommée Practice, qui est à la fois une philosophie du corps et un ensemble d’expériences de soi inédites. De pièce en pièce, d’expérimentations en recherches, Practice se précise peu à peu comme une autre manière de danser, en invitant les interprètes à une autre perception de leurs corps et à un nouvel état d’esprit délivré de certaines habitudes.

Practice, 5 fondamentaux

  1. La rotation du corps,
  2. Le transfert du poids,
  3. Le mouvement du centre vers les périphéries,
  4. « L’espace-entre » comme espace de jeu,
  5. L’intention du mouvement

Practice propose de sortir des sentiers battus de la danse, pour retrouver dans chaque mouvement sa profondeur organique et intime. Et invite chacun à (re)découvrir son identité corporelle singulière, ainsi qu’un rapport plus libre à l’espace et aux autres. Avec Practice, il ne s’agit plus seulement de trajectoire à suivre, de posture à tenir, ou de geste technique à exécuter (dans un certain « oubli de soi »), mais de mise en mouvement de l’interne autant que de l’externe, et d’actions intentionnelles, marquées de subjectivité. Je n’exécute pas une danse ou un mouvement, mais, en dansant, je m’implique et je crée de nouveaux rapports entre dedans et dehors, et au sein même de mon « dedans » corporel. L’action a lieu tout autant en moi que hors de moi, et dans l’entre-deux.

« Va vers l’avant, mais n’oublie pas l’arrière », dit souvent Yuval Pick. Une phrase qui résume une grande part de la spécificité de Practice, pratique qui explore ce qu’on « oublie » trop souvent en se projetant frontalement dans la seule continuité de notre regard. Un corps a un avant et un arrière, un volume ; chaque geste, même virtuose, est lesté de sa gravité. Sauter c’est aussi jouer avec sa pesanteur, tendre une jambe ou un bras, c’est aussi prendre conscience de l’épaisseur des muscles qui sont mobilisés. Il s’agit avec Practice de danser et de dansifier ! Dansifier le rapport à soi, le rapport à l’espace, le rapport à l’autre.

Pour ne pas oublier l’arrière, ni son volume, ni son poids, Yuval Pick met l’accent sur la rotation et l’image de la spirale. Au centre de la spirale, il y a le poids singulier du danseur, sa chair palpitante spécifique, vers lesquels il revient sans cesse avec une distance et un regard nouveaux. De tour de spire en tour de spire, il invente de nouvelles manières de les déployer dans l’espace, de les remodeler à travers ses mouvements. Spirale ascendante ou descendante, solitaire ou groupale, lente ou rapide, qui toujours garde la mémoire de l’archaïque et explore-déploie la sensibilité intime. Chaque tour de spire est l’occasion de retrouver les plaisirs les plus « primitifs », les plus enfouis en soi de la danse, dans le temps même du mouvement en devenir.

Practice invite à nous ressaisir de notre subjectivité intime et sensible, à retraverser les nombreuses couches internes et archaïques (chair, masse, muscles…) qui nous constituent en une multitude de strates. Mais comment y parvenir concrètement ? Par l’évocation d’images végétales, minérales, animales ou ludiques, répond Yuval Pick. Par le moyen d’un « corps imagé ou imaginaire » qui n’est autre que l’expression d’un corps bien réel en attente de son expansion créative. L’image ici révèle, réveille ce qui est enfoui. On pourra par exemple  « atterrir avec le cœur » ou imaginer-danser des transferts de masses à l’intérieur de soi, le rire léger de son bassin, ou encore le secouement intérieur de l’eau des arbres après la pluie…

Le « corps imaginaire » permet à la fois d’explorer son inconscient corporel et de créer de nouvelles formes, de nouveaux mouvements qui s’y enracinent… et d’inventer ainsi de nouvelles strates. Ce renouvellement et cet enrichissement du rapport à soi est indissociable d’un nouveau rapport à l’espace, où l’air, le sol, la profondeur, sont des partenaires presque aussi sensibles et vivants que les danseurs. Corps d’air, corps de surface, corps de lumière et d’ombre. Corps en dialogue sensible et continu avec le mien.

Il est indissociable aussi d’un entre-jeu et d’un entre-deux avec les autres danseurs, où « l’espace-entre », est là encore matière à modeler, polarité élastique, champ de forces modulable. Il n’est plus question seulement de symétrie ou de complémentarité entre les danseurs, mais de nouveaux rapports à inventer. La géométrie éclate et s’éclate vers des dissonances, des contrepoints, des dissymétries. Le proche et le lointain, le dedans et le dehors, l’un et le multiple s’échangent et se libèrent des codes habituels.